L’accroissement spectaculaire de la dette publique est un problème pour les investisseurs

L'augmentation de la dette publique est saluée comme une bonne chose, mais ne s’agit-il pas d’un cheval de Troie ? Keith Wade, chef économiste chez Schroders, craint que l'accroissement spectaculaire de la dette publique n’engendre des défis majeurs pour demain.

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Keith Wade
Aux États-Unis, un nouveau plan de sauvetage est en cours de négociation pour aider l'économie chancelante à garder la tête hors de l’eau. Les dépenses énormes prévues par ce plan entraîneront un déficit budgétaire de 3 500 milliards de dollars, soit 17 % du PIB. Et les États-Unis ne sont pas les seuls dans le cas. Partout dans le monde, les déficits augmentent. Le FMI prévoit que la dette publique américaine passera de 109 % du PIB en 2019 à 141 % cette année. Pour la zone euro, la dette passera de 84 % à 105 % du PIB, mais cette image est faussée. La dette de l'Italie, par exemple, passera à 166 % du PIB.

Phases de croissance explosive de la dette

D’après Keith Wade, une nouvelle phase d'endettement commence. La dette combinée des États-Unis a connu trois périodes de croissance explosive. De 1950 à 1980, la dette totale est passée à 130 % du PIB, principalement sous l’effet de l’endettement des entreprises. De 1980 à 2000, la dette est passée à 185 %, principalement sous l’effet de l'endettement des ménages. De 2000 à 2020, l’endettement s'est accéléré pour la troisième fois jusqu’à atteindre 250 % du PIB. Cette fois, ce sont les autorités publiques qui ont augmenté leur endettement.

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Quelles sont les conséquences ?

Nous sommes en train de connaître une nouvelle accélération de la dette, qui pourrait atteindre 300 % du PIB. Même si plusieurs secteurs pourraient accroître ou au contraire réduire leur dette, l’endettement moyen va augmenter.

D’aucuns redoutent des dommages permanents pour l'économie. Cela impactera les recettes publiques, qui sont déjà sous pression en raison de la hausse des dépenses en matière de soins de santé et des dépenses infrastructurelles. Dans quelle mesure la dette restera-t-elle soutenable ? Les gouvernements se verront-ils contraints de prendre des mesures pour réduire les déficits ?

Le marché des obligations perd son effet correcteur

Dans le passé, les marchés obligataires apportaient une saine correction, mais il n'y a aujourd’hui presque pas de réaction négative à l'accroissement de la dette. Cela peut être dû à la faiblesse de l'activité économique, qui fait que les prévisions d'inflation restent faibles et que les investisseurs optent pour la sécurité des titres d'État. Mais cela peut aussi être un signe de la force des politiques monétaires des banques centrales. Les banquiers centraux sont des acheteurs actifs d’obligations, ce qui a un effet significatif sur les rendements obligataires.

La faiblesse des taux d'intérêt permet de continuer à s’endetter à faible coût. Mais Keith Wade distingue trois risques à terme :

1. L'indépendance des banques centrales mise à mal
La reprise économique entraînera un resserrement de la politique monétaire pour contrer l'inflation, ce qui fera remonter les taux d'intérêt et les charges d'emprunt. Une telle mesure sera impopulaire auprès des gouvernements très endettés qui mettront les banques centrales sous pression pour qu'elles maintiennent leur politique accommodante. Il risque de s’ensuivre une hausse de l'inflation à mesure que les objectifs des banques centrales sont compromis.

2. Les épargnants sous pression
La répression financière est un autre risque. Le niveau très bas des taux d'intérêt rend difficile la réalisation des objectifs d'épargne et représente dès lors une menace pour les revenus à partir de la mise à la retraite. La politique monétaire oblige les investisseurs à prendre plus de risques. Il s’ensuit une hausse de la demande sur les obligations d’État sûres. Mais on risque aussi de se retrouver dans la situation paradoxale où la croissance est freinée par une plus grande propension à l'épargne.

3. Frein de la croissance future
La principale préoccupation concerne le frein potentiel à la croissance future. Une dette élevée est associée à une croissance faible.

Les gouvernements fortement endettés n’ont que peu de marge de manœuvre pour utiliser la politique fiscale comme stimulant économique. Si l’on veut préserver la confiance des investisseurs, la gestion financière doit être durable. Les pays fortement dépendants de sources de financement extérieures sont particulièrement vulnérables. Beaucoup de marchés émergents entrent dans cette catégorie, mais c’est aussi le cas d’un pays comme l'Italie.

Keith Wade souligne aussi la concurrence dans la course au financement. Les États-Unis sont vulnérables, car ils ont un double déficit. De ce fait, le pays est tributaire du bon vouloir des financiers étrangers. Les États-Unis ont cependant toujours l'avantage que leur procure le dollar, grâce à son rôle dominant en tant que monnaie de réserve sur les marchés commerciaux et financiers. Mais le risque est donc grand qu'une augmentation énorme de la dette publique américaine n’absorbe une grande partie des liquidités disponibles et ne provoque une pénurie ailleurs.

La pression potentielle générée par le déficit budgétaire américain a un effet d’éviction au niveau international, du fait qu’un seul et unique emprunteur avale tous les fonds disponibles. Le même phénomène peut se produire au niveau national si le gouvernement capte tous les fonds disponibles et qu'il ne reste que peu de marge pour le crédit aux entreprises. Cela peut plomber la productivité et la croissance. Une dette plus élevée augmente aussi la probabilité d'une augmentation de la pression fiscale ou d'un rôle accru du gouvernement dans l’économie. Joe Biden évoque déjà des hausses d’impôts dans sa campagne.

Conséquences à long terme

L'augmentation astronomique de la dette publique a un certain nombre d'effets inquiétants à long terme. Même si l'économie se redresse, les gouvernements ne réduiront leur soutien qu’au compte-goutte. La faiblesse de l'activité économique signifie que la hausse des déficits publics peut être financée à des taux d'intérêt historiquement bas, ce qui est facilité par une politique monétaire très accommodante des banques centrales.

S’il est vrai qu'une telle politique est actuellement nécessaire et que les mesures de relance resteront sans doute en vigueur pendant une bonne partie de l'année prochaine, le fait est que le niveau élevé de la dette publique créera des tensions à un stade ultérieur. La reprise économique mettra les banques centrales sous pression pour qu'elles augmentent les taux d'intérêt, créant ainsi une zone de tension avec les gouvernements confrontés à des charges de financement plus élevées. L'indépendance des banques centrales pourrait s’en trouver mise à mal.

En outre, on risque d’assister à une concurrence acharnée entre de nombreux pays dans la course au financement. Les pays qui sont dépendants de financements extérieurs ou qui ont une cote de crédit plus faible se retrouveront en difficulté. Les emprunts du gouvernement américain notamment risquent d’entraîner une pénurie de financement pour les économies plus vulnérables. Les pays qui sont déjà les plus touchés par la Covid-19 en ressentiront les effets.

La politique fiscale est peut-être ce qui nous sauve aujourd'hui, mais elle posera des défis majeurs à l'avenir.