Le scénario d’une reflation à court terme et d’une japonisation à long terme ne peut être exclu

par Peter de Coensel, CIO taux fixes chez DPAM

Peter de coensel
Peter de Coensel
Sur les marchés obligataires, l'anxiété est à la hausse. La semaine dernière, le taux des emprunts d’Etat à 10 ans ont été les victimes des commentaires tablant sur une accentuation de la relance. Selon les stratèges, ceci pourrait amener les taux longs au seuil d’un marché baissier prolongé. Examinons le scénario qui met en relation la relance de ces deux prochaines années et l’influence de l’action des autorités monétaires et budgétaires sur la courbe des taux et voyons son impact sur les taux à court et long terme, sachant que ces autorités œuvrent de concert pour tenter de relever les défis sociétaux et réduire les déséquilibres.

Les réponses monétaires et budgétaires de mars 2020 au choc déflationniste brutal causé par la pandémie sont parvenues à limiter l’impact de cette dernière sur la production. Les chiffres des PIB 2020 montrent que le monde a finalement échappé au pire et que ce sont les scénarios plus optimistes publiés durant l’été 2020 qui se sont matérialisés. Ces chiffres sont parus au moment même où l’inflation de janvier exprimée en glissement annuel surprenait par sa vigueur. On peut en effet s’attendre à ce qu’inflation aille cette année nettement au-delà des objectifs à moyen des banques centrales (progression des indices des prix à la consommation à 2,5-3% aux États-Unis et à 1,75-2% dans l’UE).

Le marché obligataire américain est celui qui a intégré le plus rapidement le scénario décrit ci-dessus et la courbe des points morts d’inflation s’est totalement inversée. Le marché s’attend en effet à ce que la pression inflationniste soit plus marquée durant les deux ou trois années à venir puis qu’elle revienne pour une période prolongée vers les 2%, soit aux alentours de l’objectif flexible visé par la FED. C’est la raison pour laquelle un certain nombre de gouverneurs de la banque centrale ont récemment exprimé leur satisfaction de constater que la politique de la Fed aboutissait bien aux résultats escomptés.

La zone euro connaît une évolution similaire, quoique légèrement plus tardive. En Allemagne, les anticipations d'inflation à 10 ans sont passées d'environ 0,50 % au printemps dernier à 1,10 % aujourd'hui. On peut donc tabler sur l’inversion prochaine de la courbe des points morts d’inflation en Europe, avec une inflation qui s’accentue durant l’année. Par ailleurs, la recrudescence de la volatilité d’une inflation qui, littéralement, renaît de ses cendres après une décennie de surprises négatives, amènera les investisseurs à s’intéresser davantage à une exposition aux taux réels. Et ceci renforcera à son tour les perspectives d’inflation à court terme. Reste la question clé de la direction des taux à long terme, qu’ils soient nominaux ou réels. Pour y répondre, il convient d’examiner les points suivants. Le premier concerne la trajectoire et la destination des principaux taux directeurs, c’est-à-dire le taux neutre visé. Le second consistera à voir comment les banques centrales déploieront les instruments à leur disposition. Enfin, le troisième cherchera à déterminer quels objectifs sociétaux les politiques souhaitent atteindre afin de rétablir un certain équilibre tant au niveau local qu’international. Si, partant des taux des swaps indexés sur le taux à un jour, on calcule ces taux pour les cinq ans à venir, on obtient -0,41% pour la zone euro et +0,41% pour les États-Unis. Cela signifie que les marchés tablent sur une hausse des taux dans les cinq ans à venir. En étendant l’horizon à 10 ans ou au début de la prochaine décennie, le taux neutre se situerait à +0,25 % pour la BCE et aux alentours de +1,50% pour la FED. Ces niveaux paraissent relativement acceptables au regard de la hausse de l’endettement observée l’an passé. Au sein de l’OCDE, la dette publique exprimée en pourcentage du PIB a augmenté en moyenne de 20 points de pourcentage en 2020. Selon les projections du bureau du budget du Congrès américain (CBO), la dette fédérale pourrait atteindre une moyenne de 109% durant cette décennie puis passer à 142% au cours de la prochaine décennie pour grimper ensuite jusqu’à 195% du PIB entre 2041 et 2050. On pourrait donc affirmer que durant les 30 prochaines années, les États-Unis évolueront, du point de vue de leur endettement, vers une situation similaire à celle que le Japon connaît actuellement. En ce qui concerne la zone euro, la situation évoluera plus rapidement. Et, à mesure que la dette s’accroît, la productivité de chaque euro ou de chaque dollar de dette supplémentaire devrait diminuer, à moins que l’on assiste à une augmentation générale de la productivité ou que les progrès technologiques se traduisent par une productivité accrue des ressources humaines.

Quel sera l’impact de cet endettement sur les taux longs ? L’ampleur des programmes d’achats d’actifs des banques centrales réduit le risque d’une hausse marquée des taux longs, même si aux Etats-Unis, le 30 ans s’apprête à franchir le seuil des 2,00%. La FED devrait poursuivre ses achats d’actifs afin d’éviter le risque d’un durcissement des conditions de financement et l’on peut s’attendre à ce qu’elle manifeste plus nettement sa volonté d’introduire un nouveau programme d’extension des échéances, ce qui permettrait de réduire la pression sur les taux longs. En dernier lieu, le contrôle explicite de la courbe des taux pourrait être envisagé, comme cela a été le cas sur la période 1942-1951. Les taux courts étaient alors bloqués à 0,375% et ceux des emprunts d’Etat dont les échéances variaient entre 10 et 30 ans étaient plafonnés à 2,5 %.

Compte tenu des déséquilibres économiques structurels actuels, le tandem Powell-Yellen interviendra dès que les taux à 10 ans s’approcheront de 1,5 % ou que les taux à 30 ans iront tester les 2,5 %. Bien que le contexte actuel soit totalement différent de celui d'il y a 75 ans, la « potion magique » utilisée pourrait être similaire. Les questions relatives à la crédibilité de la politique monétaire et à la trajectoire ou au risque de sortie sont au cœur des réflexions sur le contrôle explicite de la courbe des taux.

Le bilan de la FED représente 32% du PIB américain. Pour la zone euro, cette proportion est de 60% et, au Japon, elle s’élève à 132%. Cela signifie deux choses, la première est que la FED et la BCE disposent encore d’une grande marge de manœuvre en ce qui concerne l’accroissement de la taille de leur bilan, la seconde est que les 30 ans américains ne sont pas prêts d’atteindre des niveaux d’achat intéressants. Rappelons à titre anecdotique que des obligations d’entreprises américaines de qualité telles que Microsoft ou Apple permettent d’obtenir des rendements de l’ordre de 2,60 et 2,80% respectivement.

Pour ce qui concerne les emprunts d’Etat de la zone euro, il est plus difficile d’anticiper l’évolution des taux longs du fait de la disparité des différents marchés obligataires de cette zone. On peut néanmoins s’attendre à ce que les taux réels à long terme évoluent de manière assez stable par rapport aux taux nominaux, du moins tant que les taux directeurs resteront proches de zéro ou en dessous. Par ailleurs, les programmes d’achats d’actifs devraient fortement influencer les taux réels au niveau des obligations indexées sur l’inflation, aux États-Unis comme en Europe. Cet impact a d’ailleurs été spectaculaire depuis avril 2020. A titre d’exercice, tentons d’imaginer quelle serait la réaction des taux à long terme si la BCE venait à abaisser ses taux directeurs : il est probable que les taux réels baisseraient et passeraient en territoire négatif alors que les taux nominaux resteraient stables ou augmenteraient légèrement. Une telle évolution conviendrait parfaitement à la BCE.

Les défis que posent le changement climatique, les modes de consommation de l’énergie, la formation, la qualité des infrastructures et la distribution des revenus constituent un troisième facteur favorable au maintien des taux longs à un bas niveau sur une période prolongée. Et sur ce plan, l’expérience japonaise peut également servir de guide. Dans tous les domaines précités, l’économie et la société japonaise obtiennent de bons résultats, mais au prix d’un marché des emprunts d’Etat quasiment « mort ». La volatilité des taux nominaux et réels s'est effondrée et il n’est quasiment plus question d’inflation. Les taux à 10 ans, réels ou nominaux, évoluent autour de zéro. La probabilité qu’une telle situation se produise sur le marché des emprunts d’Etat de la zone euro est vraisemblablement plus élevée que sur celui des bons du Trésor américain, mais il s’agit d’un sujet dont on peut débattre.