Faut-il résister au chant des sirènes cycliques?

Thomas planell
Thomas Planell
Gérant-analyste chez DNCA

Thomas Planell, Gérant-analyste chez DNCA

Levier opérationnel, "pricing power", carnets d'ordres records, niveaux de stocks faibles chez les clients et peut-être, enfin, les premiers signes d'une décongestion de la chaine logistique : tout semble sourire aux grands groupes industriels européens. Les valeurs d'équipements industriels ("capital goods") s'apprêtent à publier un quatrième trimestre de forte croissance organique (près de 10%, en Europe, après 40% puis 20% aux deuxième et troisième trimestres 2021 respectivement). Leur message pour l'exercice à venir sera très suivi. On y cherchera la confirmation que les investissements des entreprises (les CAPEX) sont en train de rentrer dans un "supercycle".

Ce renouveau de l'investissement, cette "révolution" industrielle sont engendrés par les efforts de décarbonisation qui traversent toutes les filières, la nécessité de conjuguer concrètement le monde réel et celui du digital (5G, semi-conducteurs de calcul et de puissance, twin & digital factory…), et enfin, réelle bien que timide : une tendance de fond à relocaliser, à produire localement, pour répondre à la stratégie de puissance des Etats ou aux demandes des clients finaux.

Bref, les exemples sont légion et essaiment quotidiennement : Safran & Engie s'associent dans une start-up de l'hydrogène aérien, Arcelor lance le plus grand réseau 5G industriel français, ASML croule sous la demande d'unités de fabrication de semi-conducteurs au point de devoir renvoyer l'ascenseur au client : livrer les unités plus tôt que prévu, sans pouvoir les reconnaitre en chiffre d'affaires, car le groupe n'a pas eu le temps de les homologuer ; TSMC aura investi plus de 100 milliards de dollars entre 2021 et 2023… Mais pour l'investisseur, la cerise sur le gâteau (des fonds propres) : c'est l'inflation.

Imaginons un taux d'inflation de 4%/an, une usine dont la valeur d'acquisition en 2020 est d'1m€, générant à pleine capacité un chiffre d'affaires d'1M€ et un excédent d'exploitation brut à un niveau stable de 15% des ventes au fil des ans (les charges d'exploitation progressent donc avec l'inflation, indiquant que l'entreprise n'en bénéficie pas…) et d'une durée de vie de 20 ans (le cout comptable du cycle d'exploitation s'élève donc à une dépréciation 50.000€ par an). A inflation nulle et volumes identiques, dix ans plus tard, l'entreprise génère le même chiffre d'affaires et un résultat avant impôt de 100.000€ (150.000€ de marge auquel on retranche 50000€ de dépréciations), soit une marge d'EBIT de 10%...

Mais avec 4% d'inflation en 2030, à volumes identiques et à marge stable, tout change ! Les revenus, dopés par l'effet cumulatif de 4% an d'inflation par an pendant une décennie s'élèvent à 1,4M€ tandis que le montant de dépréciations de l'usine lui n'a pas changé ! Donc, même si sa marge brute d'exploitation reste la même à 15% (210.000€ d'Ebitda), en retranchant la charge fixe des dépréciations (50.000€) le résultat grimpe plus vite que l’inflation : il passe de 100.000€ à 160.000€, une hausse annualisée de 5% par an soit 1,3x l'inflation…

A la moitié de sa vie, l'actif génère 115 points de base de marge en plus, sans que sa production n'ait augmenté… C’est davantage d’impôts pour l’Etat, c'est un rendement comptable des capitaux croissant chaque année pour l’actionnaire… Et c’est ainsi la clef des succès des LBO industriels en période d’inflation.

Sur les marchés, l’inflation se traduit par des taux nominaux plus élevés. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’ils progressent, les valeurs cycliques surperforment les valeurs défensives, quand bien même les indicateurs des directeurs d’achats (PMI) se replient depuis plusieurs mois et que la production industrielle mondiale fait en réalité du surplace depuis le quatrième trimestre 2020.

Mais la capitalisation de marché des valeurs industrielles du Stoxx600 Europe (SXNP) représente déjà 10% du PIB européen. C’est un niveau record qui culmine 2 fois au-dessus de la moyenne 2010-2020 et 3 fois au-dessus de la moyenne 1995-2010… Leur valorisation, à près de 20 fois les résultats est 40% supérieure à la moyenne historique du secteur. Quant à l’inflation qui s’affiche à 5% en Europe, il ne faut pas oublier qu’en rythme annualisé depuis 2 ans, une fois les effets de base du Covid retraités, elle ne progresse en réalité « que » de 2,2%, de quoi mettre un peu d’eau dans le vin du raisonnement précédent… En 2022, naviguer entre les rotations sera aussi un exercice de retenue. Si l’on veut arriver à bon port, il faudra savoir résister au chant envoutant de certaines sirènes cycliques…