Faut-il brûler les banquiers centraux?

Bruno Cavalier, Chef économiste ODDO BHF Asset Management.

En une quinzaine d’années, les banquiers centraux sont passés du statut de demi-dieu ayant résolu une bonne fois pour toutes le problème de l’inflation à celui de coupable de la plus forte envolée des prix depuis les années 1970.

Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les implications pour les politiques monétaires ?

Aux Etats-Unis, en Europe, et dans quelques autres pays, le pouvoir politique a délégué aux banques centrales une mission essentielle : garantir que l’inflation ne s’écarte pas trop d’une tendance à 2% par an. C’est ce qu’on appelle improprement la «stabilité des prix». L’idée est simple mais puissante. Pour empêcher qu’un gouvernement modifie la politique monétaire à son avantage, on confie ce rôle à un organisme indépendant, à charge pour lui de rendre des comptes sur sa mission. Ce système semblait avoir parfaitement réussi. Dans les pays du G7, l’inflation annuelle avait été en moyenne de 3.3% entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 1990. Ensuite et jusqu’en 2008, la moyenne était tombée à 2% tout juste. Alan Greenspan, patron de la Réserve fédérale américaine durant cette ère miraculeuse, était surnommé le Maestro. Avec une inflation stable et basse, on éliminait l’un des facteurs de fluctuations du cycle économique, un progrès important pour les décisions des ménages et des entreprises. La crise financière globale a bouleversé ce régime. Dans la décennie qui a suivi, le problème de l’inflation a resurgi mais sous une forme atypique : l’inflation était trop basse (1.3% en moyenne dans le G7 de 2009 à 2019), flirtant même parfois avec la déflation (baisse des prix). Pour y remédier, les banques centrales ont expérimenté des actions atypiques, consistant à mettre les taux directeurs à zéro ou même au-dessous du zéro et à acheter des actifs financiers à coups de trillions de dollars ou d’euros.

Lorsque la pandémie a débuté, les banques centrales avaient déjà tous les outils en main pour éviter une dépression durable. Elles ont réagi avec la vitesse de l’éclair pour éviter que les marchés de capitaux ne manquent de liquidité. Les taux directeurs ont été remis au plancher et les programmes d’achats d’actifs relancés. En même temps, les autorités budgétaires organisaient le plus large transfert de revenus de l’histoire pour stabiliser l’économie. Le succès a été au-delà de toutes les espérances.

En partie, la poussée d’inflation actuelle est la conséquence des politiques de relance mises en place en 2020. Aurait-il fallu relancer moins fortement ou, à tout le moins, retirer les soutiens plus tôt ? C’est possible mais on ne peut réécrire l’histoire. Si la Fed ou la BCE avaient resserré leur politique monétaire au printemps 2021, au lieu d’attendre le printemps 2022, elles auraient été accusées de saborder la reprise.

En partie aussi, le choc d’inflation résulte des innombrables perturbations de la chaîne d’approvisionnement mondiale. Sur ce point, la responsabilité des banquiers centraux n’est pas engagée. Ils ne pouvaient pas prévoir les confinements à répétition en Chine, et encore moins l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Que faire ? Sauf en Chine, presque toutes les banques centrales dans le monde ont déjà commencé à resserrer leur politique monétaire ou s’apprêtent à le faire. A titre d’illustration, nous estimons que le taux directeur « mondial » est désormais revenu à son niveau de la fin 2019, juste avant la pandémie (graphe). L’inflation étant beaucoup plus haute qu’alors, le resserrement va s’amplifier. L’objectif est moins de peser sur l’inflation courante que de tempérer les anticipations d’inflation.

Le cas de la BCE mérite un commentaire spécifique car si toutes les banques centrales font face au même dilemme – combattre l’inflation tout en évitant de rechuter en récession – c’est en zone euro que le problème est le plus difficile à résoudre.

Tout d’abord, les perspectives d’activité y sont plus qu’ailleurs affectées par la guerre en Ukraine. La dépendance de l’Europe à la fourniture par la Russie de gaz, de pétrole, ainsi que divers autres intrants, est une vulnérabilité majeure. L’industrie est le secteur le plus exposé, ce qui fragilise particulièrement l’économie allemande. Entre janvier et avril 2022, le FMI a réduit sa prévision de croissance de 0.3 point pour les Etats-Unis, de 0.6 point pour la France, de 1.5 point pour l’Italie et de 1.7 point pour l’Allemagne.

Par ailleurs, en zone euro, l’inflation reflète en très large partie la crise énergétique. La politique monétaire n’a aucune influence à court terme sur la demande d’énergie. A la différence des Américains, on ne peut pas dire que la demande des Européens soit excessive et mérite d’être bridée sans délai. Le choc d’inflation se charge d’ailleurs d’amputer leur pouvoir d’achat, ce qui pousse à modérer le volume des dépenses.

Quels que soient les risques d’un resserrement monétaire, il est évident que la BCE a perdu patience. Les déclarations récentes de nombreux membres du Conseil des Gouverneurs signalent qu’une hausse des taux directeurs ne saurait tarder. Beaucoup penchent pour le mois de juillet 2022. Pour rappel, la BCE avait aussi monté ses taux directeurs en juillet 2008 et en juillet 2011. Mauvais présage ?